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Asphyxies

La littérature à la culotte
Toméo Vergès est un chorégraphe au travail expressif et proche de la littérature. Avec des outils formels très simples, Asphyxies (1998), il aborde un thème rare pour la danse, la solitude et la frustration sexuelle de l'écrivain.
Le dispositif scénique possède une manière de désolante évidence. Le plateau entièrement couvert de pages de journaux, une chaise en bois - blanche - dans un coin. Une ampoule au bout d'un fil. Dans la lumière rasante, un homme grince un texte qui - quoiqu'en espagnol - vibre de frustration et de malaise rentré. Toméo Vergès interprète des extraits du Con d'Irène d'Aragon comme on pourrait les écrire, avec une sorte de honte rageuse à devoir accepter la primauté de la chair sur l'écriture. Ce conflit entre la queue turgescente et la liberté d'écrire, entre une sublimation qui tarde et un désir qui taraude, ne passe pas par le texte, mais par un dédoublement ; ils sont deux à être ce narrateur torturé par sa libido. Le texte, à peine sorti des lèvres, une embrassade comme un combat puis ce double furieux (Alvaro Morell sidérant, aussi présent que totalement absent) donne un grand coup de pied et renverse son lui-même, vociférant.
Une danse qui dit la lassitude
La danse, radote, ressasse, tourne en rond, dit la lassitude. Ainsi dans une scène étourdissante où, comme un Saint-Antoine derrière son écritoire, l'un des deux rédige à même le mur du fond, d'une écriture démente, tandis que l'autre, refait à l'identique la même variation moitié glissante dans les journaux. Le mystère de l'écrivain est là. Il (ils) tourne en rond parce que l'écriture ne lui suffit pas ou il est tourmenté de désir parce que l'écriture n'est pas assez forte ? La pièce ne répond pas. Elle souligne la violence retournée contre soi-même, en détruisant la chaise qui est immédiatement remplacée et ce délire qui saisit. Alvaro Morell peint d'abord ses chaussures en bleue, puis, avec évidence, le ghetto blaster qui diffuse les Jackson's five (où était-il écrit que cette évocation d'Aragon était une reconstitution) puis la chaise, le pantalon...
Un style d'une grande expressivité
C'est la soudaine prise de conscience par l'autre partie de l'écrivain qui interrompt ce « bleu du ciel» qui gagne la raison. Elle revient plusieurs fois à ce coup de pied dans la poitrine, fondateur parce que sans appel, colère contre soi qui rend le corps à son désir quand ce désir obsède l'écriture. Le style de Toméo Vergès, d'une grande expressivité mais très retenu dans ses effets, très littéraire dans son fonctionnement dramatique mais toujours gestuel et corporel, trouve dans cette pièce une expression parfaite. Mieux, créée en 1998, la pièce est un peu ancienne. Un peu plus âgés, les deux protagonistes possèdent une justesse encore plus grande et une densité plus tragique. Ce qui tendrait donc à prouver que, comme pour la littérature, un peu de vieillissement ne nuit pas au goût de la danse.

Philippe Verrièle, www.webthea.com, 15 novembre 2005

 

DOC Toméo
Médecin, voyageur, l'éclectisme chevillé au corps, le danseur chorégraphe catalan Toméo Vergès met en scène Asphyxies, un collage inspiré par Le Con d'Irène d'Aragon.
" ... Sa nouvelle création est sans doute la plus significative de sa recherche artistique et du produit de ses fréquentations de haute qualité. Sur la base d'une commande du conseil général de Seine-Saint-Denis à l'occasion de la soirée de clôture du Siècle Aragon, Toméo a chorégraphié un solo pour son compatriote Alvaro Morell. " J'ai découvert l'œuvre d'Aragon que je ne connaissais pas vraiment et je me suis immédiatement dit que ce type-là n'avait pas d'humour. Pour moi c'est un vrai handicap. Finalement je suis tombé sur Le Con d'Irène qui, en Espagne, est uniquement édité dans une collection érotique. Aragon lui-même n'a reconnu ce texte que très tard. Cette quête d'identité et cet art du collage m'ont inspiré une pièce qui est à la fois la plus dansée et celle qui comporte le plus de textes. ". Asphyxies est l'histoire de deux hommes partageant un même espace. Deux petits hommes devrions-nous dire, tant ils se présentent fragiles et vulnérables. Le spectacle touche au cœur, on réalise combien il est rare de voir ainsi les hommes se mettre à nu. La violence du spectacle tient à son électrocardiogramme très lent et à un souffle systolique qui entraîne Toméo Vergès à fracasser méthodiquement des chaises ou à transformer compulsivement son environnement à coups de peinture bleue. Alvaro et Toméo travaillent ensemble depuis de nombreuses années, ce qui contribue sans aucun doute à cet état de complicité permanente où l'on n'a plus à prouver quoi que ce soit à l'autre. Toméo Vergès n'essaie pas de jouer Aragon, il s'approprie le poète. Le sol jonché de journaux et une paire de chaussures bleues suffisent à marquer l'univers de l'écrivain. Obsessif et méthodique, chacun s'attache à un détail et le multiplie. Il y rôde une ambiance d'inquiétante étrangeté alimentée par le remarquable travail sonore où Jean-Jacques Palix côtoie les Jackson Five. Ecriture et langage, Asphyxies cuisine une chorégraphie à ingrédients multiples où théâtre et arts plastiques n'interviennent pas par effraction mais bien par volonté de ne rien se refuser. Le catalan Toméo nage avec aisance dans le surréalisme et sa mise en scène ne craint pas les surprises et les changements de cap. Chaque fois que l'un des interprètes semble avoir trouvé son personnage, Toméo aime lui faire tâter d'une autre piste pour valider son trajet. Asphyxies est un monceau de détails sensibles mis en lumière par des flashs d'autodérision. Ces deux hommes ne se rencontrent que rarement mais ils échangent beaucoup, jusqu'à leurs vêtements. Et si c'étaient deux " moi " ? Toméo Vergès nous laisse sur une image de miroirs sans fin, sans doute pour illustrer son dernier propos : " Pour survivre, il faut toujours garder un ou deux secrets. " "

Pierre Hivernat, Les Inrockuptibles du 10 au 16 février 1999

 

"...une œuvre grave et angoissante qui évoque admirablement les affres par lesquels Aragon est passé..."

Jean-Marie Gourreau , Les Saisons de la Danse, avril 1999

 

Aragon revu par Vergès
...Une œuvre haletante, violente, théâtrale et belle.

" ...Asphyxies se déroule sur un sol jonché de journaux. La chorégraphie débute par quelques phrases d'Aragon extraites de l'un de ses livres Le con d'Irène. Elles donnent le ton d'une œuvre résolument théâtrale mettant en scène un personnage et son double. Vergès et Morell dévoilent pendant une cinquantaine de minutes les facettes du personnage. Chaises et ampoules brisées, amorces de luttes, musique parfois agressive : il se dégage de la chorégraphie une violence qui est teintée d'humour et de dérision. Le propos se fait parfois érotique tout en restant sage. Vergès a peint une sorte de portrait en procédant à des collages...Sans cesse danse et théâtre se mêlent dans une atmosphère exacerbée, pouvant avoir des accents dramatiques et intimistes. Le chorégraphe catalan a utilisé l'écriture sur un mur et surtout sur le sol où elle se mêle à celle des journaux, les ombres projetées, les bruitages, l'éclatement... Le public a été pris à la gorge par la force et la grande beauté de ce spectacle imaginatif."

La Montagne, 12 novembre 1998

 

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