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Idiotas

Idiotas de Toméo Vergès
Pour une danse plus idiote!

« Parlez les premiers, Messieurs les idiots. » (Jacques Rigaut)

N'est pas idiot qui veut !
Bien sûr les cinq personnages d'Idiotas ont un réel talent pour passer pour des idiots. L'un se prend pour un cow-boy, très sérieux mais plutôt attitré à la série B ; l'autre ne sait dire à la cantonade que son propre nom - « Je m'appelle Marc Lacourt » - comme si la réalité de ces deux mots définissait absolument son identité ; une femme souriante ne cesse de glisser vers le stupre qui serait la résolution possible à toutes éventualités, à tout événement et qui, sérieusement, entretient sa plastique avec un jogging, suprême mouvement mécanique ; un autre encore assume son statut de beau demeuré gentil, avenant, totalement vain mais dont la vacuité recèle une part de grâce, magnifiquement évoquée dans un mambo rond et chaud, dansé au son d'un poste de radio, lunettes sur le pif, sourire éclatant, béat ; enfin, le dernier, resplendit sur son cendrier, se prenant pour la réincarnation d'un stylite, Simon, bavard, théseux, bloqué au troisième siècle après Jésus-Christ, lançant au public certaines affirmations indubitables, corporelles - « Et là, je commence à sentir mes bras » - qui ne sont que des rappels à la gravité justement : « Qu'est-ce que je fous là ? ». Cette galerie de portraits ne décrit qu'imparfaitement ces états physiques et mentaux déclinant, pas à pas, les multiples acceptions de l'idiotie. De la vraie maladie mentale à cette position, plus ou moins volontaire, -car jusqu'où sait-on que l'on domine l'idiotie ?-, qui serait un saut de carpe salvateur et artistique.

« Jadis il fallait craindre de mourir dans le déshonneur, ou dans le péché. Aujourd'hui, il faut craindre de mourir idiot. » (Jean Baudrillard)

N'est pas idiot qui veut donc.
Disons-le immédiatement, sont exclus : les cons, les crétins, les imbéciles, les fous, les niais, les sots, les ânes, les stupides et les bêtes ! L'idiot, lui, en art, ne se soumet pas à la comparaison.

« Passer pour un idiot aux yeux d'un imbécile est une volupté de fin gourmet. » (Georges Courteline)

Au-delà de ces catégories, Toméo Vergès convoque l'idiotie sur scène. Il aurait appelé la bêtise et l'espoir aurait été vaincu. En effet, l'idiotie demeure un combat, une énergie, une secousse afin de dénouer les liens qui nous enserrent. Au départ gît certainement l'aveu d'un désenchantement, d'une déception amoureuse. La danse m'aime-t-elle encore ? C'est-à-dire, ai-je encore une chance de chorégraphier à ma façon, aujourd'hui, en 2008, en France, avec des mots et de la théâtralité fine, étrange, curieuse, possiblement angoissante, furieusement rentrée (autrement dit fourrée avec de l'ironie) ? Le danseur de corde, tanguant entre les disciplines, non pas par fatalité mais par goût (du risque ?), a besoin d'assurer son équilibre, intellectuel, mental et physique, par des pauses, des stabilités réaffirmées. Alors, après bon nombre de pièces, d'expériences, le chorégraphe relance son savoir-faire, le froisse en souriant : je vais me prendre pour un idiot - « je suis un angoissé content » assène Simon - , je vais convoquer quelques amis dans l'arène, et comme je ne puis faire autrement j'en ferai un spectacle. Car l'idiotie ne cesse de rabaisser la prétention, les catégories construites, sociales, les hiérarchies affirmées, les certitudes bien pensantes, les honneurs distribués, les sangs bleus institués, le sérieux sérieux. Rien ne lui résiste. La force du simple, l'impertinence absolue de l'individualité érigée comme unique critère.

« Dire des idioties, de nos jours où tout le monde réfléchit profondément, c'est le seul moyen de prouver qu'on a une pensée libre et indépendante. » (Boris Vian)

En décrétant l'idiotie comme moteur de sa création, Toméo Vergès se rallie à une théorie d'artistes de l'art reconnus (de Flaubert à dada, Duchamp, Magritte et consorts plus actuels), à une position repérée notamment dans les arts plastiques dès le début du XXe siècle, balisée par Jean-Yves Jouannais (L'idiotie, Beaux Arts magazine livres, 2003) citant Breton : "défiance vis-à-vis de la thèse et de la dictature de l'esprit ; contradiction portée à la culture hautaine par "une gaieté moderne" ; critique des pirouettes de la forme et de leur prétendu renouvellement au détriment de la profondeur des pensées". L'insolence jusqu'au rire, la déroute de la virtuosité jusqu'à l'incompétence marquent l'entreprise.
Malgré cette référence claire, Idiotas ne cesse pourtant de mettre en danger l'idiotie même. Pourquoi? Toméo Vergès crée en effet un abîme difficile à négocier, car il "idiotise" l'idiotie elle-même. En l'incarnant par les personnages bien définis comme nous l'avons vu, il se moque de l'idiotie, avec ses propres armes, la rendant subitement plus humaine, plus émouvante. Il dénonce l'incroyable solitude, retrait, suscités par l'idiotie contemporaine de notre société (ce qui rejoint un sens vieilli du mot). Et il ne réussit pas à admettre l'effilochement de la communauté. L'impasse de l'individualité resplendit dans cette pièce où les trajectoires de chacun se croisent mais préservent leurs orbites personnelles, autonomes, sans réelles attractions possibles. Elles ne peuvent être qu'intérieures. L'écho des agissements s'épuise dans l'indifférence générale. Jamais, non plus, le burlesque qui cherche à plaire, sorte de construction gestuelle déréglée, n'offre une échappatoire. C'est le désert humain, justifié par l'irrépressible assurance de la beauté fertile intérieure unique... Aie !
La fin du spectacle, après une séquence de regroupement autour d'une machine tournant à vide, ballet d'objets mêlés aux corps, offre une plage de suspend, un retour presque édénique à une quiétude. Toméo Vergès ne peut se contenter de son piège, même s'il fonctionne, il se doit de déployer les prémisses d'une réconciliation.
Enfin, Idiotas souligne en creux la position spécifique de la danse dans les arts contemporains. Car s'exprime l'impossibilité essentielle à l'idiotie directe de la danse. Au cœur du mouvement agencé existe la pleine domination, la totale réalisation d'un projet auquel ne s'accroche pas l'idiotie car elle ne peut produire que de l'insignifiant, sa force résidant dans l'action et non dans le résultat, sa force se concrétisant dans les dégâts collatéraux. La puissance du réel que magnifie la danse la met définitivement en déroute. Ainsi, Toméo Vergès, dans une pirouette subtilement mais fortement argumentée, en relançant l'interrogation sur son art, le définit.

Christophe Martin

 

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